Chapitre un
LARRY DEVER, SEMI-HUMAIN

Si vous avez la tête coupée,

C’est une journée manquée.

Mais si on ne peut vous réparer,

C’est votre vie qui est gâchée.

LE SAGE DE L’ÎLE DE TODD.

 

LARRY DEVER était agenouillé dans l’obscurité devant la Porte Est ; ses genoux s’enfonçaient dans le gravier humide, ses mains s’appuyaient sur les barreaux froids et granuleux. La bruine d’avant l’aube aplatissait ses cheveux blonds touffus. Des gouttelettes froides s’accrochaient à son visage juvénile et anguleux. Son justaucorps et ses jeans en fibre étaient imprégnés d’eau.

« Participation et mise à jour, » murmura Larry.

— « Je participe, » dit sa Ceinture, tandis que clignotait la lueur-témoin d’un chalcogénide amorphe. « Le Parc sera chaud aujourd’hui : trente-trois degrés, ciel clair. Cueillette : abondante. »

Cette longue nuit l’avait glacé jusqu’aux os. Où étaient donc le soleil et la chaleur annoncés ?

— « Sexe ? »

— « Probabilité zéro virgule deux, » dit la Ceinture. Larry sourit. C’était sûrement une probabilité trop forte, vu son jeune âge ; l’activité des gonades était anticipative à 98 %. Il pressa son visage osseux contre les barreaux ; c’était le visage d’un Dever, avec les pommettes et le maxillaire proéminents de son clan. À l’est, le ciel s’éclaircit, passant du bleu à l’ocre pâle tandis que le disque solaire cuivré se dégageait lentement et chassait le brouillard au-dessus du lac.

— « Conclusion. »

Des optiques-sentinelles pivotèrent en haut d’un mât. Les Portes s’ouvrirent en grinçant.

— « Jouis ! Jouis ! Cours, dépense tes C.F.F. ! » cria la Ceinture. Ces mots étaient accompagnés d’une musique entraînante, une charge de cavalerie qui réchauffa le sang de Larry et l’incita à courir sur ses jambes raides dans l’herbe haute et saturée de rosée. Six petits oiseaux bruns s’envolèrent précipitamment des fourrés. Larry continua à courir, dérangeant des hémiptères et une escadrille de phalènes jaune-gris. Ayant atteint les limites de son endurance respiratoire, il s’arrêta pour reprendre haleine. Le soleil chauffa sa nuque et sécha ses jeans en fibre.

— « Cueillette ? » s’enquit Larry.

La Ceinture lui montra toutes sortes de fruits et de céréales : d’énormes tomates-biftecks, du pain-fruit substantiel, des raisins poisseux. Il était stupéfié par cette extravagante profusion de comestibles biologiques. Leurs noms ? Son vocabulaire en ce domaine se limitait aux saveurs des gélatines dont on se nourrissait dans la cité : ambre gris, calamus, noix de cola, mélilot, rue, styrax et ylang-ylang.

« Montre-moi une saveur qui soit à la fois stimulante et subtile. »

— « La variété Malus, » suggéra la Ceinture. « Traverse le lac à la nage et grimpe sur cette colline, là-bas à gauche. Cherche un arbre avec des branches épaisses et noueuses et des fruits multicolores. »

Larry courut jusqu’au bord de l’eau et se débarrassa de ses sandales tressées. Un poisson-chat qui folâtrait près de là s’éloigna précipitamment de la berge, traçant un V à la surface du lac. Il jeta ses jeans et pénétra dans l’eau froide. La vase suinta entre ses orteils. Un frisson parcourut ses jambes et son dos, il eut la chair de poule. Il lança son justaucorps dans l’herbe et s’accroupit en grelottant dans les vaguelettes scintillantes. À présent, tous ses capillaires cutanés se contractaient pour conserver la chaleur. Une éclaboussure le fit suffoquer. Ses premières brasses furent maladroites ; puis d’anciens réflexes cérébelleux lui revinrent et il avança par saccades, d’une nage désordonnée, avec de grands mouvements giratoires. Un déversoir en pente l’amena jusqu’à la crique. Il escalada un pont à aqueduc et se laissa porter par le courant houleux du canal, suspendu au-dessus d’un labyrinthe de conduits et de passerelles. L’herbe était douce sur la colline Malus. Des brindilles qu’il n’avait pas vues blessèrent la plante de ses pieds amollie par l’eau. Ruisselant, il se hissa dans l’arbre et s’assit avec précaution sur l’écorce rugueuse. Il avait à sa portée différentes sortes de pommes greffées : les sauvages, acides ; les rouges, charnues ; et les jaunes, douces. Il en cueillit une, rouge et luisante, et y mordit à pleines dents. La chair était croquante. Et la saveur ! Le soleil au travers des feuilles dessinait un damier ; il fut vite séché. Une abeille arriva en bourdonnant, attirée par les fruits tombés qui fermentaient. La Ceinture chantait. Larry changea de position et s’assoupit sur la branche noueuse. À la brune, il fut réveillé par la brise fraîche.

« Combien avons-nous dépensé ? » s’inquiéta-t-il.

La Ceinture calcula : « 1,207 pas à 0,027, plus 6,11 minutes dans l’eau à 1,0, cela nous fait 38,7 crédits Foule-Flore. »

— « 38,7 C.F.F., » marmonna Larry. « Tant que ça ! Je crois qu’il y aurait intérêt à repartir par la voie gratuite. » Il se redressa, révélant des cuisses et des fesses rougies par l’écorce, et descendit de l’arbre. Il trotta le long de la passerelle de polymère inerte jusqu’à l’endroit où étaient entassés ses vêtements, enfila ses jeans tiédis par le soleil et son justaucorps, qu’il passa par-dessous sa Ceinture. Le cyber dit en crépitant : « As-tu apprécié ces expériences sensorielles dans le Parc ? »

Larry hocha distraitement la tête. La journée s’achevait, et avec elle la stimulation trouvée dans le Parc. Il allait regagner la Cité par le central, et cela signifiait ennui, monotonie, abrutissement. Il s’arrêta à l’entrée de la station ; il fut écœuré par la vision des galeries bondées et les vapeurs fétides qui en montaient. Quelques niveaux plus bas, il aperçut des capsules de fret, sur la voie de garage ; elles fournissaient un moyen de transport plus excitant, mais illégal ; la tentation de nouvelles émotions tactiles, plus l’occasion d’échapper à l’outrage olfactif que constituait le métro. Larry passa par-dessus les grilles de protection et avança témérairement parmi d’immenses et sombres machines exhalant l’arôme des lubrifiants.

La Ceinture le mit en garde. « Danger ! »

— « Que fais-tu de ton esprit d’aventure ? Mes crédits me permettront de payer l’amende. » Il s’approcha d’une capsule dont les ressorts fléchis indiquaient qu’elle était chargée. Il grimpa les échelons jusqu’à la passerelle de visite. « Sens-moi cette cuve. Sûrement des calories altérables. » Il souleva le capot, régla les commandes pour la conduite manuelle, coinça le capot contre l’interrupteur commandant le levier de bascule. Une lumière rouge s’alluma. Les commandes se remirent en conduite automatique. Il appuya davantage sur l’interrupteur.

« Danger ! » répéta la Ceinture.

Larry rampa sur la passerelle de visite et tira sur l’écoutille. Elle s’ouvrit en sifflant ; une bouffée d’air froid et épicé parvint au visage de Larry. La cargaison réfrigérée était d’une couleur sombre et il s’en émanait une odeur de fermentation.

Larry sourit. « Du raisin. »

— « On ne doit pas voler ! » lui rappela la Ceinture.

— « Du calme, » fit Larry, enjôleur ; il salivait, ses glandes parotides excitées. « On ne nous prendra pas. » Il inspecta les rails. Les files de capsules s’étiraient jusqu’à l’infini dans les deux sens. Il ne vit ni gardes ni tourelles-sentinelles, aussi se pencha-t-il prestement à l’intérieur pour prendre une poignée de perles humides.

« ALERTE ! ALERTE ! »

Alors que Larry allait porter à sa bouche sa main cramoisie et ruisselante, il s’interrompit, irrité. « Allons bon ! Qu’est-ce que c’est ? » Les lumières ambrées de la Ceinture devinrent rouges. Le convoi gémit et la capsule fit une embardée. La main de Larry glissa sur le rebord du panneau. L’écoutille se referma, le coinçant par la taille, avec douceur mais fermeté. La Ceinture crachota, sa membrane linguale faussée.

« Zut ! À présent, je ne couperai pas à l’amende ! » dit Larry.

Le convoi fit une nouvelle embardée. Le capot retomba, libérant l’interrupteur. Larry sentit s’accentuer la pression du panneau. Il se débattit, essaya de s’en arracher, les doigts en sang. Son foie et son estomac comprimaient son diaphragme. Ses poumons se vidèrent de leur air et il s’aperçut qu’il ne pouvait plus aspirer. Sa Ceinture couina tandis que ses circuits étaient écrasés. Larry sentit sa langue et ses yeux se gonfler. Ses sens s’obscurcirent. L’écoutille se refermait peu à peu, pressant davantage sur son abdomen. Il ne restait plus qu’une fente étroite par laquelle le soleil éclairait ses mains flasques pendant au-dessus de la masse humide et mouvante de raisin. Le cliquetis des roues s’assourdit ; la fente se rétrécit encore. Obscurité.

 

La conscience lui revint. La douleur était moins forte. Il était toujours suspendu la tête en bas, comme une chauve-souris. Ses lèvres et ses paupières étaient boursouflées et engourdies. Sous ses mains, la cargaison de raisin gargouillait. Les vibrations en avaient fait sortir le jus ; c’était comme une nappe de sable mouvant parfumée dans laquelle il risquait de se noyer. Ses mains cherchèrent à tâtons l’écoutille afin de s’y raccrocher. Elle était complètement refermée ! Malgré lui, il claqua des dents tandis que ses doigts moites parcouraient le rebord du panneau. Pas d’interstice. Il se demanda si le soleil brillait toujours. Il ne sentait pas sa chaleur sur ses jambes ! Il ne sentait rien ! Aucun son ne filtrait par les parois épaisses de la capsule. Il tendit l’oreille, essaya de distinguer le cliquetis des roues. Rien. Rien que le glouglou de la cargaison.

« Ceinture ! » siffla-t-il entre ses dents. « Appelle une Médi-équipe. Je suis salement blessé. Ceinture ? Ceinture ? » Il palpa le cyber autour de sa taille ; il était écrasé, aplati. « La porte t’a tué ! » Ses doigts tremblants coururent sur son visage. « Et elle m’a tué aussi, » dit-il d’une voix blanche. « Elle m’a coupé en deux. Bon sang ! Quelle histoire stupide ! »

Ses doigts suivirent à nouveau le rebord du panneau, obstinément. Il n’arrivait pas à admettre la perte de son pelvis et de ses jambes ; il ferma très fort les yeux et éprouva les réactions de ses orteils. Son cerveau commanda à ses genoux de se plier, à ses pieds de bouger, à sa vessie d’uriner ; ils ne réagirent pas, ce n’étaient plus que des fantômes d’organes. Il n’avait plus que des souvenirs de jambes et la vague impression de pieds froids et irréels qui refusaient de lui obéir.

« Merde ! Merde ! Merde ! je suis mort ! » murmura-t-il.

Un obturateur sauta avec un bruit sec, interrompant ce panégyrique prématuré. Une lumière tremblota, cependant que les senseurs d’une cuve grinçaient en haut de leur support en spirale. Une ouverture apparut à l’autre bout de la capsule, à environ six mètres de lui. Elle était assez large pour permettre à un homme d’y passer le bras. Quelque chose s’agitait au-dehors, occultant à plusieurs reprises le rayon lumineux.

« Du secours ? » fit Larry, se demandant s’il avait trouvé le mot magique qui le sauverait.

« Il est vivant, » dit une voix lointaine.

— « Sortons-le de là, » dit une autre.

— « Non ! Attendez, s’il vous plaît. Si vous ouvrez la porte, je… » Sa voix mourut. Ses poumons comprimés ne pouvaient à la fois lui permettre de parler et de respirer. Il eut la vision de l’écoutille qui s’ouvrait, libérant son abdomen sectionné d’où se répandaient ses viscères et son sang, tandis qu’il tombait la tête la première dans l’épaisse bouillie violette à l’arôme prenant.

« Non ! »

Le panneau s’ouvrit brusquement. Il ne tomba pas. À la lueur de deux faisceaux lumineux émis par des maches, il vit les bras levés d’un robot blanc – la Médimache – telle une pieuvre secouriste armée de clamps, de pinces hémostatiques et de fils de suture, prête à endiguer tout écoulement éventuel. Mais ce fut inutile. Larry était suspendu à un enchevêtrement de circuits ; sa Ceinture écrasée formait une grosse pince, une agrafe géante qui maintenait fermé le ventre de Larry. La Médimache entreprit de poser des points de suture. On bourra la blessure d’épaisses compresses blanches avant de resserrer les fils. On enfonça dans les bras de Larry des aiguilles de fort calibre qui amenèrent des flexitubes jusqu’à ses vaisseaux sanguins. Bientôt, des fluides sédatifs et des nutriments se répandirent dans son système vasculaire, lui apportant une sensation de chaleur et de bien-être et calmant ses nerfs épuisés.

« Il tient. Nous pouvons le soulever et le placer sur le brancard. »

Le sourire désinvolte de Larry s’effaça lorsqu’ils l’attachèrent dans le berceau de toile sur le dos de la Médimache. Il découvrit qu’il n’était pas seul. À l’autre bout du berceau, il y avait une masse agitée de mouvements convulsifs et enveloppée dans un suaire. Le Méditech vérifia les tuyaux palpitants qui reliaient Larry au pupitre de maintenance vitale. Les mêmes tuyaux partaient du paquet. Le tech souleva le drap et un pied émergea, un pied qui gigotait dans une sandale tressée, le pied de Larry.

« Voilà, » fit le tech. « Il est au complet. Rentrons à la Clinique. »

 

Il y avait foule dans l’amphithéâtre. Des équipes de Transplantation, de cinq couleurs-codes différentes, fourmillaient autour des rangées de sièges, bavardant avec insouciance. Larry était au chaud dans un courant d’air laminaire. Une musique douce et une chimiothérapie le tranquillisaient.

« Débridement terminé. Au tour de l’équipe Ostéo. »

À la place de la vertèbre atteinte, on fixa une matrice faite d’une substance spongieuse et protéique qui contenait de la poussière d’os de Larry. L’équipe Vasculaire se mit à l’œuvre sans hâte puisque le pupitre oxygénait le demi-torse sectionné.

« "Est-il réveillé ? »

Larry grimaça, la bouche couverte d’un gros tube respiratoire encroûté. Le Métitech jeta un regard aux tracés de l’encéphalogramme.

— « On le dirait. »

— « Bien. Attention à l’embolie. Nous allons maintenant assembler les vaisseaux. Nous avons vérifié l’irrigation des artères, mais il peut y avoir encore des caillots dans les grosses veines des jambes. Allons-y. »

Saveurs. Un mauvais goût dans sa bouche prévint Larry que ses jambes renvoyaient mal le sang. Quelque chose ne fonctionnait plus et laissait fuir des substances nocives, enzymes et myoglobine. Au bout d’un moment, cette saveur nouvelle disparut. Un membre de l’équipe Ostéo testa le niveau d’oxyhémoglobine dans la greffe. Satisfait, il retourna s’asseoir. Quelqu’un, dans la rangée du fond, commença à faire passer à la ronde sandwiches, sucreries et boissons.

« Métrage perdu, trois. Malabsorption peu probable, » dit le capitaine de l’équipe Intestino en examinant les boucles des boyaux de Larry à travers les sacs transparents où ils baignaient dans des fluides de rinçage. « Le caecum et l’extrémité de l’iléon manquent, ainsi que le côlon gauche, en grande partie. Mais je pense que nous arriverons à boucher les trous. »

Les réparations se poursuivirent, et Larry s’assoupit plusieurs fois. La plupart des visages qu’il contemplait étaient détendus, optimistes, affichant une attitude presque cavalière envers leur travail. Les seuls regards soucieux qu’il rencontra étaient ceux des membres des équipes Neuro et Néphro.

« Il ne reste plus qu’à peu près quarante grammes de tissu rénal ici. »

— « Ici aussi. Il devra rester à l’abri des organismes à Gram négatifs. Il serait bon qu’il passe à l’Épurateur Sanguin deux ou trois jours par semaine. »

— « L’épine dorsale semble O.K. au-dessus de la Lombaire-deux. Il y laissera quelques fibres de son dermatome, les somites L-trois et L-quatre, mais ça devrait être réparable. »

 

La chambre de Larry était gaie et lumineuse. Par la large fenêtre, il voyait la cité limitant l’horizon, à travers une treille fleurie. L’un des murs était fait de pierre brute, inégale, et couvert de plantes grimpantes ; il y avait même une cascade bruyante. L’autre mur était un miroir, sans tain pensa-t-il, pour qu’on puisse l’observer à son insu. Le mur derrière la tête du lit était couvert de télémètres. Il arrangea son oreiller et fixa, entre ses pieds engourdis, la fenêtre illustrée. Il sourit. Moins de vingt heures après son accident, il était à nouveau entier. La peau, les os, les muscles, les reins, les intestins et les nerfs, tout était recousu et commençait à se souder.

« Je suis navré de vous informer que la Ceinture n’a pu être sauvée, » dit Mahvin, le Psychtech. « La pression subie était trop forte pour les éléments amorphes de ses circuits – les matières vitreuses – et surtout pour les semi-conducteurs, si fragiles, et les chalcogénides. Elle a disparu à jamais. »

Larry s’attendait à cela. « Je ne crois pas avoir les moyens de payer… »

— « Nous n’avons aucun souci à nous faire à ce sujet, » dit Mahvin en souriant et en entrecroisant ses longs doigts mous. « Vous êtes à présent considéré comme handicapé, temporairement, nous l’espérons, et vos dettes sont à la charge de la Société. L’emprunt que vous avez contracté pour la Ceinture a été amorti. On vous procurera un Niveau de Vie de Première Classe et des allocations Récré. Je m’occuperai de tout. »

Mahvin ponctuait chaque phrase d’une petite tape trop chargée de sollicitude sur le bras de Larry. Il roulait les mots sur sa langue comme s’ils avaient eu une saveur particulière.

— « Combien de temps serai-je… euh !… handicapé ? »

— « Très peu de temps. Très très peu, » sourit Mahvin.

— « Des jours ? Des mois ? » implora Larry.

— « Je ne suis pas du Bio, » dit suavement Mahvin. « Vos guérisseurs, eux, possèdent toutes les données. Pourquoi ne le leur demandez-vous pas ? Je viendrai chaque jour voir comment vous allez. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffira de remplir une de ces fiches de demande. »

 

« Mes pieds. Je ne sens toujours pas mes pieds ! » dit Larry. L’équipe Neuro avait passé à son chevet presque toute la matinée. Huit semaines s’étaient écoulées depuis la réparation chirurgicale et peu de chose avait changé depuis le premier jour. Un tech avait placé un réseau de senseurs sur ses jambes insensibles et son pelvis. Ses muscles tressaillaient sous les stimulations galvaniques et faradiques, mais il ne sentait rien. Un imprimé prolixe délivré par la mache confirma leurs soupçons : régénération de la moelle épinière : négative.

« Le signe de Tinel fait toujours défaut, » dit le tech.

Les membres de l’équipe rajoutèrent des notes sur les imprimés.

— « Mes pieds ? »

— « Je crains qu’on ne puisse espérer une plus grande amélioration. Normalement, les nerfs périphériques se régénèrent d’un millimètre ou deux chaque jour, mais, dans votre cas, le système nerveux central est touché ; et les tissus du S.N.C. ne paraissent pas guérir de façon satisfaisante. Les fibres régénératrices sont retenues par le tissu cicatriciel. Nos examens révèlent une boule de fibres hyperplastiques névrogliques au niveau de la L-deux. Rien ne passe au-delà. »

Larry considéra ses pieds flasques, blancs et déjà enflés par les fluides qui s’y accumulaient du fait de son inactivité.

— « Mais regardez mes dermatogrammes, » plaida-t-il. « Mon épiderme redevient sensible peu à peu. J’ai déjà dix ou douze centimètres de peau… »

— « Je suis désolé, mais il s’agit des nerfs périphériques au-dessus de la ligne de suture. Ils se raccommodent toujours très bien dans des cas comme le vôtre. C’est la moelle épinière qui nous pose un problème. »

— « Mais l’opération a très bien réussi. Je suis parfaitement guéri. Mais j’ai besoin de mes nerfs pour marcher et pour contrôler ma vessie et mes intestins. Je ne peux pas rester allongé comme ça dans une mare d’urine et d’excréments, et encombré par toute cette viande morte. J’ai déjà des escarres. »

— « La réponse serait une hémicorporectomie. »

— « Je deviendrai un presse-papiers ? »

— « Oui. On peut retirer la « viande morte », comme vous dites. »

Larry, abattu, resta silencieux.

« Ce ne serait pas si terrible, » poursuivit le Neurotech. « On vous donnerait un mannequin, un corps artificiel doté d’une personnalité de compagnon-mache et de puissants muscles d’androïde. Des convertisseurs en ferrite, je crois. Vous ne seriez plus cloué sur ce lit. Il y aurait des organes pour l’épuration du sang ; les fonctions intestinales et celles de la miction seront également automatiques. À mon avis, ce serait une réelle amélioration. »

Larry hocha la tête. N’importe quoi serait une amélioration par rapport à son état présent.

 

Les équipes s’affairaient autour de la table d’opération.

« Que faisons-nous de la partie qui… qui est en trop ? »

— « Pourquoi ? »

— « Est-ce qu’il dort ? »

— « Oui. »

— « Eh bien, il y a ici un ramasseur du service Embryo. Ils ont besoin d’organes vivants pour des cultures tissulaires et des greffes expérimentales. »

— « Laissez-leur le bas du torse ; mais assurez-vous qu’il est bien étiqueté, au cas où quelqu’un voudrait faire de nouveaux tests. »

Trente kilos de chair et d’os quittèrent la salle d’opération, assortis de la mention Larry Dever.

La révision du tronçon restant se poursuivit.

« Coupez le cordon médullaire en dessous de l’amas de tissu cicatriciel. Greffez ce segment d’os iliaque transversalement à la base de l’épine dorsale. »

On procéda à la mise en place d’un anus et d’un urètre artificiels ; on pratiqua les incisions dans les muscles droits à angle vif afin que le muscle abdominal puisse faire office de sphincter. On déplaça la ligne de suture pour l’éloigner des points d’appuis en dessous de la colonne vertébrale et de la cage thoracique.

 

Larry se réveilla, assis dans un fauteuil près de la fenêtre illustrée, les genoux couverts d’un châle douillet. Mais les genoux n’étaient pas les siens, non plus que les cuisses robustes. Sa tête et ses épaules surmontaient un androïde d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne : son mannequin. Larry grogna et essaya de gratter la ligne de suture. Elle était enfouie dans le torse de la mache, derrière les épaisses plaques constituant la poitrine.

« Cela te gêne ? » dit le mannequin. « Je crois que je peux arranger ça. » Des calmants s’ajoutèrent aux fluides de l’Épurateur de Sang. Presque instantanément, Larry se sentit mieux.

— « Merci. »

Le mannequin se leva lentement, avec précaution. « C’est l’heure de nous coucher, tu ne crois pas ? » Les jambes vigoureuses le portèrent à quelque distance de la fenêtre. Il fut tenté par un assortiment de liquides clairs, des herbes distillées aux arômes de fleurs, de grain ou de fruits. Il en sirota juste assez pour s’humecter la bouche, et fit un somme.

S’adapter au mannequin fut aisé, physiquement. Larry se sentait propre, bien au sec et à l’aise ; les reins artificiels fonctionnaient grâce à une dérivation reliée à ses artères et à ses veines.

Psychologiquement, c’était plus difficile. Les jambes infatigables l’emmenaient où il voulait, dans des promenades, des escalades, et même sur le Grand Tour. C’était une piste dé cent cinquante kilomètres en pourtour d’un parc bordant l’un des lacs Mineurs. Les concurrents, durant les compétitions, couvraient ordinairement cette distance en trois jours de course. Larry n’eut aucune difficulté à la parcourir en une journée. Ses jambes musclées couraient à une moyenne de 15 kilomètres à l’heure, et il lui fallait dix heures pour faire le tour de la piste. Son nouveau corps avait une stature plus imposante, qui commandait le respect à ceux qui ne le connaissaient pas. Les femelles fades et les mâles sournois aux activités de parasites l’examinaient maintenant avec attention. Mais cette puissance virile n’était qu’une façade, et son ergo n’en fut que plus meurtri lorsque l’illusion se dissipa.

 

Rusty Stafford frottait sa peau d’écorce de citron et dormait sur de fines balles de luzerne fraîche. Son collant aux larges mailles mettait en valeur son corps peint. Elle se pavanait dans le parc qui était son terrain de chasse. Elle aperçut un visage osseux qui lui était familier.

« Larry ! Larry Dever, vieux satyre ! »

Il s’arrêta et sourit timidement. Elle courut vers lui, balançant sa crinière. « J’ai entendu parler de ton accident. Je suis heureuse de te voir rétabli. Tu as une mine splendide ! » Elle posa sa main parfumée sur son épaule et le conduisit jusqu’à un groupe de distributeurs. « Tu as bien le temps de prendre quelque chose ? Ma parole ! tu transpires à peine ! Combien de kilomètres as-tu fait ? »

Il éluda la question d’un haussement d’épaules et lui offrit un siège, puis sélectionna des boissons gazeuses. Ils les dégustèrent tout en grignotant quelques babioles et parlèrent du temps où ils étudiaient ensemble dans les magasins de formation. Elle s’appuya contre lui, lui caressant la cuisse.

« Tu te rappelles comment tu m’appelais ? » dit-elle, espiègle.

— « J’étais saoul. »

— « Succulente concubine, » fit-elle en gloussant.

— « Tu étais celle de Earl, pas… euh ! comment va Earl ? »

— « Il est parti. » Elle fit la moue. « Il a choisi la carrière d’ingénieur du Proche Espace. Nous avons dénoué notre lien et il s’en est allé avec le convoi d’octobre. » Elle leva les yeux. « J’imagine qu’il s’est trouvé une fille, là-haut. »

Larry suivit son regard. « Les monitrices d’Olga…, Elles font d’excellentes épouses. »

— « Des mères, tu veux dire ! Elles sont tellement occupées à jouer les nounous auprès de tout le genre humain qu’elles ne savent plus faire la différence entre un fils et un amant. Ce ne sont que des Nordiques aux gros seins qui veulent pouponner le monde entier. Elles ne savent pas s’occuper d’un homme, à part pour le laver, le nourrir et entretenir ses vêtements. »

Larry se racla la gorge et se mit à jouer avec sa nourriture. Elle se radoucit et baissa les yeux.

— « Mais moi, je sais m’occuper d’un homme… » dit-elle lentement. Des reflets jouèrent sur la peinture qui couvrait sa gorge tandis qu’elle respirait.

Des miettes sèches se collaient à la langue et au palais de Larry.

« Et toi, comment vas-tu ? Toujours à courir les filles ? Je parie que tu ne pourrais pas m’attraper. » Elle pressa sa cuisse d’androïde. « Je ne devrais peut-être pas aller si vite, » dit-elle avec un petit rire. « Ces jambes m’ont l’air parfaites, malgré l’accident. Tu t’entraînes beaucoup ? »

Le long silence embarrassé de Larry lui mit la puce à l’oreille. Elle avait des yeux larmoyants, à la sclérotique trop blanche. « Que… ? »

— « Ce ne sont pas mes jambes, » dit-il tristement. Elle retira sa main. Ces muscles saillants dont le contact l’avait excitée l’emplissaient à présent de répulsion. « Un mannequin ! » s’exclama-t-elle.

Il se sentit malade en voyant son expression. La révélation du néant sexuel que dissimulait son apparence prometteuse faisait de lui pire qu’un infirme. En encourageant la fille à lui faire des avances – des avances à un androïde – il s’était conduit comme un perverti !

« Tu ne t’en es pas sorti, en fin de compte, » dit-elle d’une voix étranglée.

— « En partie oui, en partie non. » Sa voix avait cette intonation plate qui caractérisait les Médimaches. Elle avait du mal à croire que c’était de son propre corps qu’il parlait. « Ils ont tout mis en œuvre pour me guérir, à la Clinique, mais l’influx nerveux ne passait plus. Maintenant, ça va très bien. Mon mannequin a une personnalité extraordinaire. »

— « C’est merveilleux… vraiment. » Sa voix était froide, et les mots sonnaient faux. « Vous allez bien vous amuser tous les deux ! » Elle promenait son regard à l’entour, cherchant une excuse quelconque pour partir, mais Larry n’écoutait plus. Pour lui, elle n’était plus là, depuis l’instant même où son attitude s’était refroidie. Son expression avide avait fait place à un masque de sympathie derrière lequel il devinait sa contrariété.

 

Lew se trouvait à la tête de la Médi-équipe lorsque Larry se rua à l’intérieur de la Clinique en demandant des formulaires pour la Suspension.

« La Suspension ? » s’étonna Lew.

Larry se retourna et vit le visage doux du capitaine. Celui-ci était de la branche Marfan, grand et efflanqué dans sa tunique blanche. Larry froissa les papiers. Sa voix se fêla : « Le mannequin ne… n’est pas suffisant. »

Lew l’efflanqué l’emmena dans son bureau et brancha un capteur dans le plot ombilical du mannequin. « Voyons ce qui vous tracasse. »

Les enregistrements optiques étaient très significatifs.

« Les femmes ? Je sais que c’est dur, pour un mâle de votre âge, mais nous nous sommes déjà penchés sur ce problème. La perte de vos réflexes pelviens rend impossible tout semblant de vie sexuelle. »

Larry était presque incapable de comprendre ce qu’il lui disait. La réaction brutale de Rusty lui avait causé un tel choc qu’il ne pouvait penser à rien d’autre. Lew parla lentement : « Toute activité sexuelle sera impossible. Vous trouverez des amis, des compagnes qui s’intéresseront à votre esprit, à votre intelligence… »

— « Ça ne suffit pas ! » lâcha Larry.

— « Ce que vous demandez n’est pas réalisable au stade • actuel de la science des transplantations. Tant que nous ne serons pas en mesure de greffer des tissus du système nerveux central, les personnes dans votre cas devront se contenter d’un mannequin et… »

— « Quand serez-vous en mesure de faire ces greffes ? » l’interrompit Larry.

Lew haussa les épaules. « Pas avant quelques générations. Les gars du Bio pondent des mémoires sur la question chaque année. Les fibres du S.N.C. n’arrivent pas à franchir les tissus cicatriciels. Les nerfs périphériques ont de bonnes enveloppes en forme du tube, à l’intérieur desquelles ils peuvent se reformer quand ils ont été endommagés. Mais c’est une tout autre chose pour le cerveau de la moelle épinière. »

» Il est de mon devoir de vous prévenir que la Suspension n’est pas une solution aussi facile qu’elle le paraît. De graves complications se produisent souvent. Vous risquez, en vous laissant aveugler par le problème sexuel, de troquer le présent contre un futur incertain : des lésions cérébrales, ou la mort. »

Larry hocha la tête. « Je comprends. Mais je ne resterai pas sain d’esprit longtemps si toutes les filles me regardent comme… vous savez… »

Le visage de Lew ne se départit pas de sa neutralité. « Ne vous laissez pas gouverner par vos émotions. La décision est une simple affaire de logique. Le temps ne garantit pas la découverte d’un traitement, et, même dans ce cas, il n’est pas sûr que la société future juge utile de vous l’appliquer. »

— « Mais cela est possible ? »

— « Disons probable. Voilà l’ennui. Et, quoi qu’il en soit, vous vous réveillerez dans une société différente, et vous aurez à vous adapter à une nouvelle culture, aux progrès scientifiques et à l’évolution du langage. Vous pourriez vous sentir encore plus déphasé que maintenant. »

Larry sourit. « Je ne m’inquiète pas pour ça. J’ai mon cyber compagnon, mon mannequin, pour participer et me mettre à jour. Je crois que je pourrai m’adapter à n’importe quoi si j’avais à nouveau un corps entier. S’il y a le moindre espoir, je dois prendre ce risque. »

Lew haussa les épaules et prit les formulaires remplis.

La salle des admissions était vide, propre et blanche. Des instruments de métal s’entrechoquaient dans des plateaux avec des bruits creux. Le bruit des lourdes portes doubles qui se refermaient retentit comme une explosion dans les oreilles de Larry, tandis que commençait la compression de l’oxygène. Il faillit se raviser.

« Ne crains rien, » dit le mannequin. « Durant ton sommeil, mes circuits veilleront, tout au long des années. Les ions ne se disperseront pas de manière excessive. »

Des hypertoniques déshydratèrent ses tissus et il glissa dans la torpeur de la cryothérapie.

 

Larry s’éveilla dans un vaste mausolée garni d’appareils brillants, de tubes en spirale et de toute une machinerie qui palpitait. À travers un hublot au verre épais, il vit une jeune femme aux yeux lumineux. Elle sourit et le salua par haut-parleur.

« Comment vous sentez-vous ? »

Il hocha la tête et faillit s’étrangler ; l’épithélium desséché formait une boule dans sa gorge. Une renaissance est aussi difficile qu’une naissance.

— « Je m’appelle Jen-W5-Dever. Descendance de votre premier cousin, cinquième génération. Nous vous ranimons afin de vous donner un corps neuf et un travail intéressant. »

Larry vomit. Sa tête lui faisait mal malgré les sédatifs qui lui engourdissaient pourtant le bout des doigts. Il y avait des endroits douloureux, sous ses coudes et sa colonne vertébrale. Il sentit passer un frisson glacé. Il resta allongé, immobile, cependant que le mannequin essayait de le réhydrater. Il examina le visage de la fille : elle avait les pommettes des Dever.

Le sas s’ouvrit. Elle entra, ses pieds s’enfonçant dans des débris muqueux, sous-produits des membranes de perfusion. Son lit se dressa en position verticale. Faiblement, il chercha un point d’appui.

— « La transplantation ? » interrogea-t-il d’une voix râpeuse, étouffée par un bouchon de cellules mortes dans sa trachée. « Est-ce qu’on va me réparer ? Un corps neuf ?… entier ? »

— « Oui, » dit-elle en souriant, avec un coup d’œil à sa plaque d’identité médicale. « Vous allez bénéficier de la découverte du Sage de Todd. Le travail est déjà en cours. La transplantation aura lieu dans six mois. »

Larry était extasié. Il avait gagné son pari. Il donna une claque à la cuisse de son mannequin et s’écria : « Formidable ! Levons-nous et allons nous promener. »

Les moteurs de la mache crachotèrent et vrombirent mollement. « Désolé, Larry, » bourdonna la membrane vocale, « mais mes noyaux de ferrite sont encrassés. Nous allons sortir et faire de l’exercice pour brûler les résidus de carbone. »

— « Pas si vite ! » fit Jen avec un sourire, en le retenant d’une main douce. « Quelqu’un vous attend. »

 

Sur la porte on lisait : IRA-M17-DEVER, CHEF DE CLAN, PROJET IMPLANT, SYSTÈME PROCYON.

On amena Larry devant un administrateur grisonnant entouré de cartes stellaires, de maquettes de vaisseaux spatiaux et d’un tas d’ordinateurs terminaux. Des imprimés s’écoulaient lentement des lèvres silencieuses des maches.

« Voici donc notre Larry ! » Ira serra sa main. « Vous êtes notre plus vieux spécimen. OLGA est très fière de vous. »

Larry contempla la pièce de ses yeux clignotants, éberlué.

« Il n’est réveillé que depuis quelques minutes, » expliqua Jen. « Je ne l’ai pas encore conduit aux magasins de mémoire, pour la remise à jour. »

— « Ce ne sera pas nécessaire. Laissons-le se détendre et aidons-le à se souvenir. Là où nous allons, il pourra utiliser ses réminiscences d’une Terre primitive. »

— « Primitive ? » murmura Larry. « Mais, je… » Ira lui fit signe de se taire.

— « OLGA désire que vous retrouviez votre intégralité avant que nous partions nous implanter. Vous possédez des gènes très anciens. Nous avons tous été façonnés par une société protectrice pour la survie des inadaptés, en quelque sorte. Nous allons embarquer prochainement à destination d’une planète du Système Procyon, avec un assortiment de la faune et de la flore terrestres, toute une variété de gènes humains et des échantillons cellulaires de toutes les formes de vie des différents milieux : désertique, aquatique, forestier, marin, alpin et tropical : l’Arche de Dever ! »

Les idées de Larry étaient de plus en plus confuses. Les vêtements, les meubles et le langage n’avaient pas beaucoup changé. Ces gens lui paraissaient agréables, normaux.

— « Pourquoi quittons-nous la Terre ? Je me trouve bien, ici. »

— « OLGA nous a choisis pour l’Implant Procyon. C’est un grand honneur. Nous allons essayer de nous installer sur une planète très hostile. »

— « Nous installer ? »

— « La Société Terrestre envoie dans l’espace des vaisseaux d’Implantation depuis des époques fort lointaines. Elle essaime la race humaine parmi les étoiles pour empêcher d’autres de le faire. »

— « Mais pourquoi moi ? » questionna Larry en toussant.

— « Votre structure génétique a une grande importance ; c’est la plus ancienne qu’Olga ait pu trouver. Nous avons besoin d’individus primitifs pour conquérir des planètes primitives. Vous me précédez dans l’ordre de priorité. »

L’insigne d’or d’Ira dénotait un certain rang. Larry commençait à se plaire dans cette nouvelle époque. Son importance flattait son amour-propre, et il y avait cette promesse d’un corps neuf.

 

Le mannequin de Larry trotta jusqu’au port spatial, à la recherche d’un terrain de course où brûler ses résidus de carbone. Il descendit et remonta plusieurs fois la rampe entre deux terrasses de hangars, et ses noyaux de ferrite se réchauffèrent. L’antenne concave était froide. Il courut une centaine de mètres jusqu’en haut de la terrasse, escaladant une pente inclinée à quinze degrés. Puis il fit un sprint de cinq cents mètres autour de la terrasse et redescendit la rampe. La ferrite, en se réchauffant, augmentait son rendement. Larry se sentait tout ragaillardi. Il fit le tour de la base d’atterrissage en sept minutes quarante-cinq secondes. Les jambes fonctionnaient aisément alors que ses bras se fatiguaient.

« C’est formidable ! J’ai vraiment l’impression de courir. C’est ce lactate que tu mets dans mon Épurateur Sanguin. Maintenant, tu n’as plus qu’à me redonner une vie sexuelle… »

Mannequin entra en contact avec la programmothèque pour la participation et la mise à jour : « Cela aussi peut s’arranger ; un pénis mécanique pour moi, et des électrodes sur le cerveau moyen pour toi. Une mache peut prendre du plaisir, avec un système vasculaire électrique.

Larry grimaça, présumant qu’il s’agissait d’un échantillon de l’humour robot. « Moi pas ! Une machine rouillée n’offre aucun intérêt érotique à mes yeux.

Mes besoins sont simples et primitifs. Je peux attendre jusqu’à ce qu’on m’ait greffé un pelvis. » Il fit à nouveau le tour de la piste, en remarquant le mur qui l’entourait, haut, morne, sans aucune particularité. Le ciel était gris ardoise. Pas de nuages. Pas d’immeubles limitant l’horizon. Pas trace d’une cité aux alentours du port. Pas de lumières ni de fumée. Le port lui-même comportait quelques bâtiments en verre et en plastique. De temps en temps passait un travailleur en combinaison orange. Aucune autre trace de vie.

« Y a-t-il un parc ? Des arbres ? De l’herbe ? »

— « Oui, mais on ne peut pas y courir. Les cités sont sous terre. Les jardins sont partout, mais l’accès en est interdit. »

— « Interdit ? Pourquoi ? »

— « Les récoltes. Les jardins ont besoin de toute la lumière solaire disponible ; ce n’est pas une mince affaire de pourvoir en calories la Société Terrestre aujourd’hui, avec cinquante billions de bouches à nourrir. Réserver un parc pour la promenade serait un gaspillage extravagant. »

— « Peut-être que le Projet Implant tombe à pic pour moi, » fit Larry, rêveur. Il s’arrêta devant un distributeur et se désaltéra bruyamment tandis que la sonde ombilicale du mannequin s’alimentait à une douille d’énergie, dans un crépitement d’étincelles. « Un rafraîchissement pour moi et un bol d’électrons pour toi. » La cellule énergétique faisait une bosse. « J’ai du mal à croire que je vais bientôt redevenir entier ! Qu’est-ce que c’est au juste, cette histoire du Sage de Todd ? »

— « Une importante découverte, » expliqua le mannequin, en participation avec les magasins de mémoire de la cité. « L’île de Todd fut le théâtre d’une insurrection sanglante. Lorsqu’elle eut été matée, le chef des rebelles, que ses disciples appelaient le Sage, fut condamné à être guillotiné. L’exécution fut retardée car les désordres se poursuivaient. Les rebelles voulaient conserver par perfusion le cerveau de leur chef. Les administrateurs de Todd donnèrent leur consentement, ayant tenu ce raisonnement que la publicité faite autour de l’affaire rappellerait à la population que la justice était rapide et sûre. Cependant, environ trois ans plus tard, le Sage était de retour, intact ; et, cette fois, il se servit des instruments politiques. »

— « La perfusion ? »

— « La pompe était cachée dans son turban. Elle contenait assez d’oxygène liquide pour protéger le cerveau pendant l’exécution publique. L’équipe Vasculaire avait travaillé toute la nuit dans la cellule du condamné. Un tube respiratoire fut placé au bas de sa poitrine et des électrodes sur le diaphragme permirent au corps décapité de respirer par lui-même. J’ai vu les enregistrements optiques. Une très belle cérémonie ; il ne manquait que le sang. »

Larry essaya de s’imaginer ce qu’on pouvait ressentir en étant chirurgicalement décapité la nuit précédant son exécution, et par des amis ! La moelle épinière était restée intacte, du moins jusqu’à ce que la lame fût tombée.

— « Mais le cordon médullaire a été tranché, tout comme pour moi… »

— « Oui, mais ses disciples s’étaient procuré pour la circonstance une nouvelle lame afin de prévenir toute contamination par virus hépatiques. La section était parfaitement propre. »

— « Ainsi, il a été exécuté à l’aide d’un couteau que ses propres hommes avaient fourni ? »

— « Oui. »

— « Mais comment ont-ils empêché la cicatrisation des nerfs du système central ? Le bas de mon torse était en bon état et le champ opératoire n’était pas infecté. Mais les tissus cicatriciels empêchaient le passage des fibres régénératrices. »

— « Ils ont employé un Obturateur S.N.C., une émulsion de cellules embryonnaires cervicales, à prise rapide ; la blessure s’est refermée trois fois plus vite que pour la cicatrisation normale. Cet obturateur est obtenu à partir de surgeons d’ovules humains, après y avoir ajouté des noyaux cellulaires du patient. Les gènes présents dans les ovules sont préalablement éliminés afin qu’il ne reste que ceux du malade. Ainsi, les seuls antigènes présents sont les siens ; ainsi, il n’y a aucun risque de rejet. »

Larry frémit. « Des embryons ? »

— « L’Obturateur S.N.C. contient des extraits de glandes pituitaires et thyroïdes, qui accélèrent la maturation, et donc la prise avant que la cicatrisation normale ait pu se faire. Il s’agit plus de maturation embryonnique que de gliose. »

— « Ma foi… » marmonna Larry, « je suppose que c’est le seul moyen. Ça a l’air assez simple. Retournons au mausolée voir comment se porte le bas de mon torse. Je veux m’assurer qu’il a bien supporté la Suspension. Ce sont mes organes vitaux, tu sais. »

Jen-W5-Dever secoua la tête. « Non. Le bas de votre torse n’a pas été mis en Suspension. De toute façon, il n’était pas utilisable. Une trop grande quantité de tissus avait été perdue au cours de l’accident et des diverses tentatives chirurgicales. La peau et les muscles s’altéraient déjà par suite de la perte des neurons. L’inflammation et l’amas de tissus fibreux étaient déjà trop importants. »

— « Mais où vais-je trouver un… ? »

— « Ne vous, faites aucun souci pour ça. La Clinique nous fournit tous les organes dont nous avons besoin pour les transplantations. Votre torse a été commandé depuis des années, ainsi que les antigènes tissulaires correspondants. »

— « L’Obturateur S.N.C. ? »

— « Oui. »

— « Stupéfiant ! »

— « Je sais. La greffe se situera en haut du cordon thoracique. Vous conserverez votre diaphragme et les nerfs phréniques, mais tous les viscères abdominaux proviendront du donneur C.C. Des organes jeunes et robustes prélevés sur un spécimen de dix ans. »

Larry se sentit soudain très faible. « Un quoi de dix ans ? »

— « Un donneur. Une « copie carbone », un surgeon obtenu à partir de votre matériel génétique. »

— « Un être humain vivant ? »

Jen remarqua son émoi. « Excusez-moi, Larry. J’oublie toujours que vous venez d’une époque où on ignorait les surgeons. Votre copie n’est pas considérée comme un être humain, mais simplement un donneur. L’éthique professionnelle exige qu’un donneur ne vive que le temps nécessaire à remplir sa fonction. Bien sûr, si le donneur est toujours en vie après le prélèvement d’organes, le problème est différent. Mais, dans le cas de votre donneur, la question ne se pose pas. L’anastomose serait trop importante. »

Larry se recroquevilla dans son mannequin.

— « Mon surgeon va mourir ? »

Jen ne répondit pas. Elle espérait que le mannequin allait administrer un tranquillisant. Si peu de temps après sa réanimation, les nerfs vaso-moteurs de Larry n’étaient pas encore très solides ; sa tension artérielle oscillait dangereusement.

« Je ne pense pas pouvoir supporter cela, » gémit Larry. « N’y a-t-il pas un autre moyen ? »

Elle caressa son épaule affaissée. « Nous verrons. Allons en parler à Ira-Miy. Olga veut votre bonheur.

 

Le Responsable du Projet, un homme aux cheveux grisonnants, les écouta patiemment, puis les emmena jusqu’à l’aile de la Clinique, proche du terrain de jeu.

« Je comprends vos scrupules, Larry, mais ils sont inutiles. Un donneur est un donneur, et rien de plus. Il n’a jamais eu de réel contact avec les humains, et ignore probablement leur existence. Les assistants ne parlent pas durant le service, aussi les donneurs ne connaissent-ils pas l’usage de la parole. »

À travers une vitre sans tain, ils jetèrent un coup d’œil sur l’enclos, dans lequel étaient répartis une douzaine d’arbres fruitiers, et, dans un coin, une mangeoire autour de laquelle s’affairaient quatre boucs gras. Un nid en osier en forme de larme était suspendu à une fiche dans le haut mur qui clôturait l’enclos. Quelques bandes de fibre protéique desséchées et à demi mangées pendillaient au-dessus du nid.

« Nous utilisons également cet endroit pour y engraisser les animaux de boucherie. Cela fait un peu de compagnie au donneur. »

La salle d’observation s’emplit tout à coup de bêlements lorsque les boucs délaissèrent la mangeoire pour vagabonder sous les arbres, auxquels vinrent se mêler, quelques instants plus tard, des gloussements. Larry contemplait, abasourdi, le terrain de jeux-parc à engrais.

Ira grimaça un sourire. « En ce moment, il n’y a pas de volailles. Mais, d’ordinaire, nous en avons quelques-unes. C’est ainsi que le donneur a appris leur " langage ". Il dispute aux oiseaux leur nourriture. »

Les boucs folâtraient, se battaient, broutaient l’herbe, les feuilles et l’écorce. Parfois l’un d’eux donnait un coup de tête dans le fond du nid.

— « Où est-il ? »

— « Il sommeille dans ce panier d’osier. Comme les animaux, il aime à faire la sieste vers la mi-journée. Voici son nourrisseur. Il va sortir. »

L’assistant porta un lourd boisseau jusqu’au nid et disposa quelques denrées sur une étagère voisine : une miche de pain noir grossier, des légumes crus et humides, des fruits secs tout ridés. Les boucs pressèrent leurs têtes bosselées autour du nourrisseur, qui répandait différentes sortes de grains bruns et mouillés. « Petit, petit, petit ! » appela-t-il. Larry observa la silhouette nue qui émergeait du nid : même touffe de cheveux jaunes, même pommettes anguleuses, un double de lui-même.

— « Mais c’est moi ! »

— « Seulement votre donneur, » lui rappela Jen. « Mêmes gènes et mêmes antigènes, mais aucune des caractéristiques humaines : ni culture ni langage. Écoutez ces bruits qu’il fait… pratiquement aucune intelligence. »

— « Je ne vois pas les choses de cette façon. »

— « Les temps ont changé, Larry, » dit Ira. « Il faudra vous y faire. OLGA a ordonné que vous soyez réparé. Nous partons en mission pour Procyon. Votre apport génétique est prévu dans le Projet Implant. »

Jen prit Larry par la main et l’accompagna jusqu’à la sortie. « Nous comptons tous sur vous. Cela fait plus de dix ans que nous travaillons sur votre donneur. Ce serait vraiment dommage que tous ces efforts n’aient servi à rien ! »

Larry chassa une larme. « J’ai essayé. J’ai vraiment essayé de penser à lui comme à un projet pendant que je le regardais. Je sais que vous avez été éduquée dans cette optique, et que vous n’avez aucun mal à accepter ce point de vue. Mais, moi, je ne peux pas. Aujourd’hui, il y a deux êtres vivants, le donneur et moi. Après l’opération, il n’en restera qu’un. On aura sacrifié une vie. Cela, je ne puis l’admettre. »

— « Mais le Projet Implant ? »

— « OLGA n’a qu’à prendre le donneur. Il possède tous mes précieux gènes. »

— « Et vous ? »

— « Je retournerai en suspension. Le temps apportera une nouvelle solution… une solution qui ne nécessitera pas le sacrifice d’une vie. »

 

La voix d’OLGA était plus féminine que Larry ne l’aurait pensé. Elle lui expliqua à nouveau dans quel but elle voulait le faire réparer. Mais il se contenta de secouer la tête.

« Je ne veux pas te forcer, » lui dit la voix du cyber par-delà l’écran. « Tes courbes bio-électriques montrent que tu t’inquiètes réellement pour ton donneur. Je suis à ton service. Il m’est facile de vous emmener tous deux, toi et ton donneur. Si, dans le futur, tu arrives à accepter les techniques de réparation, nous te rendrons alors un corps entier. »

Jen-W5 sourit et le tira par le coude. « Viens avec nous dans ton mannequin. Cette expédition sur le vaisseau d’Implantation risque d’être très intéressante. Une nouvelle planète, la mise en place d’une colonie humaine… »

— « Fera-t-on des recherches pour découvrir un autre moyen de me réparer ? »

OLGA resta un moment silencieuse. Des diagrammes défilèrent sur l’écran. « Mes sondes indiquent que le Système Procyon a des chances d’être un lieu hospitalier, probabilité en dessous de trois virgule zéro sur l’échelle Determan. Cependant, la colonie d’Implantation peut très bien rester pendant plusieurs générations à un stade compris entre le Néolithique et une société rurale primitive. Non, je ne pense pas qu’une telle découverte puisse se produire de ton vivant. »

Larry haussa les épaules. « Dans ce cas, il vaut mieux que je reste ici pour attendre. Le Bio dispose toujours d’un bon budget, n’est-ce pas ? »

— « Le plus élevé, mais mon intuition me dit que l’attente sera longue. »

Larry serra les mâchoires. « Mais je préfère ça. »

— « Parfait. Tu as beaucoup d’importance pour moi. Avant le départ de l’expédition, il serait bon de faire des enregistrements qui serviront à ton donneur. Il serait également bon qu’en plus de tes gènes on puisse emporter un peu de ta personnalité. »

Larry acquiesça. OLGA cessa l’émission. Il continua à fixer l’écran vide, sans le voir. Cette décision de rester sur la Terre était un nouveau pari, avec toujours l’enjeu d’un corps entier. Après tout, l’autre planète ne serait sans doute guère plus intéressante, mis à part, peut-être, des formes de vie inconnues et bizarres ; l’aventure pouvait avoir l’attrait d’une gageure. Mais n’en était-ce pas une que de chercher à retrouver son corps au complet ? Et c’était sur la Terre que s’effectuaient les recherches. C’était donc là qu’il resterait.

 

Ira et OLGA contrôlaient les progrès accomplis par le donneur avec l’aide des machines à enseigner. Ils étaient lents en ce qui concernait le langage.

« Je comprends pourquoi Larry appelle le donneur « Dever le Demeuré ». Il est vraiment arriéré, » dit Ira.

— « Les assistants ne tirent rien de lui, c’est vrai, » fit OLGA. « Mais il progresse bien avec les machines. Mes terminaux sont à son écoute depuis si longtemps que je crois que nous possédons déjà un langage commun. Il ne reste plus qu’à lui inculquer l’équivalent en langage humain. »

Ira hocha la tête. « Dommage que nous n’ayons pu persuader Larry d’accepter la transplantation. Pourquoi n’avons-nous pas prévu cette fixation paternelle, et attendu que cette opération ait été réalisée avant de lui en révéler les circonstances ? »

OLGA émit une lumière ambrée clignotante. « Non. Ses réflexes dénotent une grande fragilité. Si nous l’avions trompé, il n’aurait plus rien valu comme spécimen d’Implantation. Si par malheur il avait appris qu’il devait son nouveau corps à son propre surgeon, il aurait perdu tout respect pour lui-même. Et cela aurait été nuisible au Projet. »

Dever le Demeuré sortit de son nid-larme et caressa la tête du bouc. « Gentil bouc, » dit une voix de mache. « Gentil bouc, » répéta D.D. Son vocabulaire ne lui permettrait pas de discuter philosophie avant longtemps, mais il serait bientôt à même de faire son entrée dans une société protégée.

Ira secoua la tête. « Je comprends pourquoi Larry répugnait à tuer ce donneur. Il est si vif, et il y a une telle lumière dans son regard… N’existe-t-il pas un moyen de décerveler les donneurs afin que nous ne puissions nous identifier avec eux ? »

— « Non, pas vraiment. Un donneur décervelé coûterait plus cher, car les assistants devraient s’en occuper davantage. D.D. était capable de se nourrir et de veiller sur lui-même tout aussi bien qu’un de ces boucs. Et quant à employer des drogues… des substances étrangères qui pourraient endommager ou affaiblir les organes mêmes que vous attendez, il ne peut non plus en être question. »

— « Évidemment, » murmura Ira. Chaque méthode avait ses inconvénients.

 

Larry mit en marche le rafraîchisseur et s’agrippa à un barreau de l’échelle horizontale fixée au plafond. Le mannequin s’écarta lentement de lui, tandis que des tubes flexibles sortaient de ses multiples stomates chirurgicaux. Bruits de succion. Des taches jaunes et brunes d’urine et d’excréments souillèrent les plaques pectorales de la mache. Accroché aux barreaux, Larry avança jusqu’à la douche, à la manière d’un singe ; sous l’eau chaude, il vida ses poches viscérales dans le trou d’écoulement. Passant ses bras dans des anneaux de trapèze, il mit une paire de lunettes noires et brancha la lampe à ultra-violet s. Puis il enduisit son torse qui pelait d’une mousse adoucissante et parfumée. Il enfila un maillot en tissu éponge et grimpa dans son hamac. Les puissants ultra-violets convergèrent sur lui pendant qu’il dormait.

Le mannequin resta à son chevet un petit moment, puis sans se presser descendit procéder aux enregistrements des dernières heures de Dever le Demeuré sur Terre. La dernière navette partirait dans la matinée. OLGA avait construit le vaisseau d’Implantation dans une immense baie parmi les astéroïdes. En ce moment s’effectuait l’embarquement des derniers échantillons terrestres, le clan Dever.

« Mon Dieu ! » s’exclama Ira. « Tu m’as fait une sacrée peur ! Pendant une minute, j’ai cru voir Larry décapité ! »

— « Excusez-moi, monsieur. Mais j’ai pensé que je devrais emmagasiner quelques images de D.D. pour le fichier-souvenir de Larry. »

Ira considéra un instant le robot sans tête ni bras. « Excuse-moi, mais où sont tes yeux… euh ! tes optiques ? »

Le mannequin s’illumina sous l’effet d’un rayonnement photonique inversé. « Mes yeux sont partout, de mes orteils jusqu’à mes épaulettes. Mais je pense qu’on peut considérer ces grosses boucles de ceinture comme mes vrais optiques. »

Ira contourna le robot pour se placer devant lui. « Oui. Mais pourquoi ne me regardes-tu pas quand tu me parles ? »

— « J’enregistrais votre présence avec différents senseurs, et c’était suffisant pour tenir une conversation. Votre taille, votre température, votre pouls, votre respiration et aussi, je suppose, votre état émotionnel. Pourquoi êtes-vous tourmenté ce soir ? »

Ira hésita à répondre, mais il se souvint que cette mache était les jambes de Larry, et haussa les épaules. « Après tout, tu peux ajouter ça à ton fichier-souvenir. Je me fais quelque souci pour l’Implantation. Les renseignements que nous possédons sur Procyon ne sont pas très détaillés. Il existe une planète près de cet astre, et elle présente quelques traits communs avec la Terre : dimension, température, présence d’oxygène, de gaz carbonique et d’eau dans l’atmosphère. Mais il y reste de nombreux trous. Bien sûr, nous emmenons un bon échantillonnage des formes de vie terrestre, de chaque région du globe imaginable. Si l’une quelconque d’entre elles peut survivre là-bas, nous l’aurons avec nous. Mais tant de choses peuvent se produire… »

— « C’est un pari, » reconnut le mannequin. « Toute Implantation en est forcément un. Mais rester sur la Terre en est un autre, particulièrement en Suspension Temporaire. Larry devra affronter la future Société Terrestre, tandis que D.D. va se trouver dans un système écologique lointain et inexploré. OLGA utilisera les connaissances acquises dans d’autres Implantations pour organiser la vôtre. Il y a de fortes chances pour que vous réussissiez. »

Ira sourit. « Mannequin, ce sont les propres paroles d’OLGA. Tu dois encore être en participation. »

— « Votre serviteur, » s’excusa la mache.

Ira et le robot sans tête s’approchèrent des fenêtres qui dominaient le terrain de jeu-parc à élevage. D.D. se détachait au milieu des arbres, en train de caresser la tête d’un bouc. Ira leva les yeux vers les étoiles. Là-bas, près du contour familier d’Orion, se trouvait Procyon, dont l’éclat égalait celui de Bételgeuse. « Cela paraît si près… »

— « Envoyez-nous une torpille-message lorsque vous serez arrivé, » dit le mannequin, abandonnant l’humain à ses pensées.

 

Le matin trouva Larry dans son mannequin, parmi la foule qui assistait au décollage de la navette. Il était parfaitement reposé, mais s’interrogeait sur le futur. Il avait quitté son appartement avec le reste de l’équipe Implant Procyon. Ira et Jen avaient tenté une dernière fois de l’entraîner. Il avait refusé, mais c’était un réflexe fondé davantage sur sa décision antérieure que sur un nouvel effort de réflexion. Après leur départ, il contempla l’océan de visages étrangers qui l’entourait. Il s’aperçut qu’il ne connaissait personne sur la Terre entière.

« Je vais me sentir seul sans le clan Dever, » dit-il.

Le vaisseau disparut dans une couche de nuages.

— « Il te reste ma présence, » dit son mannequin avec prudence, « … et le rang prioritaire que t’a accordé OLGA, et des crédits pour les voyages, l’éducation, la bonne chère. Nous pouvons nous faire des tas de nouveaux amis. »

Larry médita sur cette existence dans un monde où les voyages spatiaux étaient de la routine. Mannequin et lui pourraient apprendre beaucoup de choses. Mais il lui semblait qu’il ne jouerait ainsi qu’un rôle de spectateur, alors qu’il désirait prendre part à l’action, entrer en compétition avec des hommes de son âge. Seulement, pour goûter pleinement la vie, il lui aurait fallu un corps entier.

— « Non, je regrette. Mais je ne peux me contenter d’une visite commentée de la vie. Quel est mon âge ? »

— « Deux cents ans au calendrier, mais vingt à ton horloge À .R.N. Tu es un jeune adulte. »

— « C’est aussi l’impression que j’ai, et je désire retourner en suspension le plus vite possible, et que mon horloge métabolique s’arrête jusqu’à ce que la science ait fait de nouveaux progrès. Je veux me sentir aussi jeune qu’à présent lorsqu’on me donnera de nouveaux pieds et de nouvelles gonades. À ce moment-là, je pourrai vraiment profiter de la vie. Et ta proposition de voyager et de m’instruire me paraîtra plus attrayante. »

Mannequin se mit en marche vers le mausolée de suspension.

— « Tu te souviens de mes avertissements sur les dangers de la suspension ? »

— « Les lésions organiques, et la nécessité de s’adapter à l’évolution sociale. Oui. Je te donne mon consentement en toute connaissance de cause. »

Après les formalités d’usage, des étrangers le conduisirent jusqu’à la chambre à oxygène comprimé. Des tubes et des fils électriques furent fixés aux veines et aux artères greffées, des électrodes de contrôle sous les cartilages des côtes, sur le flanc gauche. D’autres tubes furent rattachés aux réservoirs et aux douilles appropriés du mannequin.

« Comme la dernière fois, » dit la mache. « Je veillerai sur tes ions pendant ton sommeil. »

— « Merci. À un autre demain. »

 

Le vaisseau stellaire Arche de Dever fit cap sur Altair, avant le plongeon au-delà du soleil et le virage vers Procyon. Ira et Jen installèrent Dever le Demeuré dans sa chambre de suspension.

« Veux-tu que je t’aide à t’installer ? » proposa Jen à Ira.

Celui-ci fit un signe négatif et s’assit dans un vaste fauteuil moelleux.

— « Avant le grand plongeon, nous avons encore du temps devant nous. Je crois que je vais rester ici et dresser, avec le cerveau de notre vaisseau, la carte de la nébuleuse Gomme. »

— « Parfait. Je reviendrai dès que j’aurai pris une collation avec les techs. »

Il regarda l’écran où s’inscrivaient les mots Puppis et Vela tandis que se dessinaient les contours radiants de Gomme.

« Puppis, la poupe du vaisseau, et Vela, la voile, » fit Ira rêveusement. « Très à propos, pour un voyage de 11,3 années-lumière. Prendras-tu bien soin de nous ? »

Arche de Dever était jeune. Sa cyberpersonnalité n’était pas encore très affirmée. « Tout ce qui pouvait être fait l’a été. »

— « Bien. Et que peux-tu me dire sur notre destination ? Y trouverai-je davantage ou moins de confort qu’ici ? » Ira frotta sa main sur les coussins fuchsia et mauve, ornés d’un motif baroque et voyant, conçu tout exprès pour distraire et détendre les colons.

— « La planète de Procyon a été choisie par la Divinité Supérieure. Elle est désignée comme habitable par la formule d’OLGA (ga = c). Tout homme pourrait y vivre heureux. »

— « C’est juste, » dit Ira en souriant. « La formule. Lorsque la pesanteur de la planète multipliée par son année égale la vitesse de la lumière, la planète est habitable par l’homme (ga = c).

— « Cela n’implique pas obligatoirement que vous pourrez y vivre, » dit le vaisseau, « mais ça signifie que la planète peut accueillir des humains. Bien entendu, la faune locale risque d’être une rivale dangereuse. En tout cas, la nature biologique fondamentale de la planète est favorable. Les chiffres ne sont pas très clairs, mais il semble que la pesanteur multipliée par Vannée égale pour cette planète 3,0 x 108 mètres à la seconde. En général, cela dénote une température assez éloignée de celle d’une serre, mais nous changerons notre mode de vie pour vivre sous des dômes, si nécessaire. »

Lorsque les humains et tous les autres spécimens de la faune terrestre eurent été mis en suspension, le cerveau du vaisseau commanda qu’on inscrive sur toutes les bandes optiques cette prière :

 

ga = c.